11 mai 2022 – Inde

En 2017, Amma a lancé le projet Saukhyam de serviettes hygiéniques réutilisables, afin que les femmes et les filles disposent d’un bien meilleur produit pour leur hygiène menstruelle. Aujourd’hui cette initiative est aussi devenue une entreprise sociale à part entière dont la production a créé des emplois et renforcé les économies rurales en Inde.

Plus de 500 000 serviettes Saukhyam ont été vendues et distribuées à ce jour contribuant ainsi à prévenir l’équivalent de l’émission de 2 000 tonnes de dioxyde de carbone chaque année. Cela a aussi contribué à éliminer 43 750 tonnes de déchets menstruels non biodégradables.

En mars, cette année, l’équipe Saukhyam était l’une des 75 équipes motivées à recevoir le prix  » Les femmes transforment l’Inde « . La récompense est remise par Niti Aayog, groupe de réflexion politique de premier plan du gouvernement indien.

Anju Bist, l’une des créatrices de Saukhyam, a reçu le prix au nom de son équipe. Dans son interview, elle partage brièvement l’histoire du projet, et comment il est dorénavant, à de multiples niveaux, intégré dans les vies des femmes en Inde et dans le monde entier :

 » Comment est née l’idée de Saukhyam ?

-Quand la fondation d’Amma a  » adopté  » des villages ruraux en 2013, le rôle de l’équipe qui s’était rendue dans ces zones rurales était d’aider à lancer des cours de soutien scolaire gratuits pour les enfants et de former des agents de santé. Le manque de moyens adéquats pour l’hygiène menstruelle entraînait de nombreux problèmes éducatifs et sanitaires pour les femmes et les filles de l’Inde rurale – c’est ce que nous avions constaté. S’attaquer à ce problème signifiait potentiellement en résoudre beaucoup d’autres. C’est cela qui nous a amené à la création du projet pour les serviettes hygiéniques.

-Quelle a été votre réaction quand le projet s’est concrétisé ?

On coupe des arbres pour produire de la fibre de cellulose qui est la matière absorbante de 99% des serviettes globalement vendues. Afin que plus de femmes et de filles puissent bénéficier de serviettes, nous ne voulions pas d’une solution entraînant encore plus d’abattage d’arbres. Nous avons pensé à la fibre de bananier, laquelle est également un type de fibre de cellulose, mais aussi un dérivé de déchets agricoles. Le bananier ne produit des fruits qu’une seule fois, puis il est coupé ; la fibre provient d’arbres coupés, ce qui évite d’endommager des arbres vivants. La fibre de bananier est un excellent absorbant, et notre but était de trouver comment l’utiliser pour la fabrication de serviettes hygiéniques à faible coût.

Puis Amma a rajouté un nouveau défi, ses instructions étaient claires : elle ne voulait pas de serviettes jetables ; nous devions au contraire fabriquer des serviettes réutilisables, en utilisant de la fibre de bananier comme absorbant. Personne au monde n’avait jamais tenté cela. Amma nous a dit : « Même si la fibre de bananier provient de déchets, elle est vraiment trop précieuse pour n’être utilisée qu’une seule fois, puis jetée ». Comme je suis utilisatrice de serviettes en tissu moi-même, je sais que les réutilisables sont beaucoup plus saines, j’étais donc impatiente d’essayer. Avec la fibre de bananier, les serviettes Saukhyam sont même meilleures que celles qui n’utilisent que du tissu comme absorbant ; elles sont plus légères, moins chères et vraiment faciles à utiliser et à réutiliser.

-Quelles ont été les premières étapes pratiques ?

Nous avons tout d’abord dû créer des prototypes et les tester. Cette phase a duré deux ou trois ans, car nous avons essayé plusieurs types de formes et de conception. Après avoir trouvé le meilleur prototype approuvé par les testeuses, nous avons lancé la production.

Nous avons choisi l’un de nos villages comme premier centre de production. Nous avons formé quelques femmes ; elles ont vite appris la technique, et avec la pratique, elles sont devenues très habiles pour produire des serviettes d’ excellente qualité et constante.

La fibre de bananier est nettoyée et pesée avant d’être réduite en feuillets de 6 et 9 mg chacune pour les serviettes de jour ou de nuit. Les feuillets sont ensuite attachés à l’étoffe par un point de couture en zigzag selon les instructions d’Amma. Cette sorte de point permet de maintenir la matière absorbante fermement en place. Ensuite, les femmes ont aussi innové avec d’autres techniques de couture permettant ainsi d’augmenter la production journalière.

-Comment avez-vous trouvé des femmes et des filles pour utiliser ces serviettes ?

Nous avons d’abord animé des ateliers de sensibilisation dans les zones rurales, les villes et les agglomérations. Nous avons rassemblé une équipe de bénévoles pour nous aider à élaborer les emplois du temps, notamment dans les écoles et les collèges. Lors de ces sessions, nous ne nous sommes jamais focalisés sur la vente. Au contraire, nous avons fait état de données comparatives sur les serviettes hygiéniques jetables et sur les réutilisables, par rapport aux aspects environnementaux, sanitaires et économiques.

Même si nous n’avions pas en tête de vendre, ces ateliers menaient tout naturellement à la commercialisation car de plus en plus de femmes et de filles étaient attirées par des produits écologiques plus économiques et aussi meilleurs pour elles.

Quelles sont les différents types de clientes ?

Nous avons dégagé deux types de femmes qui opèrent le changement sans difficulté. D’une part les jeunes, plus conscientes des enjeux environnementaux et désireuses d’adopter de meilleures solutions pour la planète. Saukhyam est la seule marque de serviettes réutilisables ayant une taille adaptée aux adolescentes. Nous avons constaté que les ados et les filles au début de la vingtaine peuvent en général changer aisément leurs habitudes. Plus on avance en âge et plus longtemps on a utilisé des serviettes hygiéniques jetables, plus on a de mal à s’habituer aux serviettes réutilisables.

Le deuxième type d’utilisatrices comprend des femmes et des filles sensibles au coût. Avec des serviettes réutilisables, l’on peut éliminer jusqu’à 90% de dépenses courantes sur les serviettes hygiéniques, et c’est cela qui est vraiment très attractif pour ces clientes.

Quelles sont les différentes réactions ?

Première surprise pour celles qui opèrent le changement, c’est que les serviettes jetables ne sentent pas mauvais contrairement souvent aux serviettes jetables. Notre sang menstruel ne sent pas mauvais, mais on l’ignore toute notre vie à cause de l’odeur qui provient des serviettes jetables.

Le sang menstruel est un déchet, c’est pourquoi le corps s’en défait, mais il n’entre pas dans la même catégorie de résidus que l’urine et les fèces ; si par exemple, le corps avait conçu un fœtus, c’est ce même sang qui l’aurait nourri. Après tout ce n’est pas une grande affaire de laver une serviette gorgée de sang et c’est ce qui surprend les utilisatrices. Le lavage et le séchage sont extrêmement faciles ; en principe, il n’y a pas de tâches à frotter ; c’est comme prendre soin d’un sous-vêtement supplémentaire pendant les règles.

-Sont-elles faciles à laver et sécher ?

Très facile ! Sinon peu de femmes les utiliseraient ; actuellement, nous avons en Inde 12 ou 15 marques de serviettes réutilisables, mais nous avons vu la demande pour les nôtres exploser ces dernières années. Si c’était si fastidieux de les laver et de les sécher, presque personne ne les utiliserait, même si elles sont écologiques. En fait, cela prend moins de temps de les sécher et de les laver que d’aller en acheter au magasin tous les mois : selon les utilisatrices.

-Quel a été l’impact sur les femmes et les filles qui les utilisent ?

Plus de 90% des utilisatrices disent ne plus avoir de démangeaisons depuis qu’elles sont passées aux nouvelles serviettes. Les érythèmes affectent la plupart des utilisatrices de serviettes jetables, et c’est un impact positif énorme et immédiatement visible pour la plupart des femmes.

Quand nous avons commencé, Amma a déclaré : « La fibre de bananier a des qualités thérapeutiques ; il faut faire des recherches à ce sujet. » À l’époque, nous ne savions pas quoi en penser, mais maintenant, avec tant de femmes témoignant de la diminution de leurs douleurs menstruelles, de la plus grande régularité de leur cycle, et surtout, d’une meilleure hygiène menstruelle, nous comprenons un peu mieux ce qu’Amma voulait dire.

Personnellement j’ai utilisé des serviettes en tissu pendant deux décennies et je sais maintenant que nos serviettes réutilisables sont bien plus agréables. Avec la fibre de bananier comme absorbant, elles sont encore plus bénéfiques pour nous. Je parle en tant qu’utilisatrice, non pas parce que Saukhyam est notre projet.

Autre point important sur lequel les utilisatrices insistent encore et encore, c’est qu’en changeant de serviettes, elles sont devenues plus conscientes des aspects négatifs de l’utilisation de produits jetables, pas seulement de serviettes jetables, aussi dans d’autres domaines.

-Et par rapport à la problématique environnementale ? Qu’avez-vous observé ?

Les produits jetables ne sont jamais durables – notre planète n’a tout simplement pas assez de ressources pour que nous puissions continuer à prendre, fabriquer, utiliser et jeter. Les produits durables doivent devenir majoritaires et les jetables doivent disparaître ; et ce, non pas lentement, mais comme si on était sur le pied de guerre ! On dit que cet été les vagues de chaleur vont faire exploser des records de chaleur en Inde. Le changement climatique est réel et nous affecte.

J’ai lu une définition de l’air conditionné qui me semble très parlante : nous sommes en train de détruire la planète pour en rafraîchir la partie qui reste vivable.

Quelquefois, nous n’arrivons pas à comprendre pourquoi autant de gens ne savent pas que deux et deux font quatre : le réchauffement de notre planète est lié aux produits jetables que nous utilisons, y compris les serviettes hygiéniques.

Il ne s’agit pas seulement d’environnement ou de revenu – mais de la condition féminine et de l’égalité des genres. Que dites-vous de l’importance de ce thème plus vaste dans cette initiative ?

Les serviettes réutilisables doivent devenir la norme et les jetables doivent être vues comme le concept dépassé qu’elles sont effectivement ; et cela pour une seule raison : parce que les serviettes réutilisables sont bien plus hygiéniques pour nous en période de règles. Nous craignons ces jours chaque mois. Pour beaucoup de femmes, les crampes menstruelles et les douleurs qui les accompagnent sont si invalidantes qu’elles ne peuvent rien faire pendant cette période sans avoir recours à des anti douleurs ou autres médicaments.

Je souhaite que les marques de serviettes réutilisables investissent massivement dans la publicité – et peut-être que nous y viendrons – pour que les femmes et les filles de partout sachent qu’il est possible de se sentir bien mieux que ce à quoi elles sont à présent habituées et résignées pendant les règles.

-Quel a été l’aspect le plus difficile ?

Quand nous avons commencé, je me souviens que nous avons eu du mal à recruter ; personne ne voulait participer à un projet de serviettes hygiéniques. Maintenant, cinq années et une demi-douzaine de récompenses plus tard, tout a changé radicalement ! Ceux qui font partie de l’équipe sont fiers de contribuer à une cause qui en vaut réellement la peine.

Cela a été difficile aussi de travailler constamment à sensibiliser les gens aux produits réutilisables. Même aujourd’hui, beaucoup de femmes et de filles (et des hommes qui sont des pères et des maris) ignorent encore l’existence de ce genre de produits !

-Quel a été le plus grand facteur d’autonomisation ?

Les femmes et les filles qui passent le pas et sont fières d’expliquer comment cela a changé leur vécu menstruel et leur vie en général. Surtout en milieu rural. Les femmes qui utilisaient auparavant des serviettes en tissu disposent maintenant d’un produit similaire, bien meilleur et beaucoup plus facile à utiliser. Nous avons, bien sûr entendu des histoires de femmes utilisant de la bouse de vache, de la boue, des cendres, etc… comme absorbant, et nous espérons que nous avons pu fournir des serviettes Saukhyam au moins à quelques-unes de ces femmes pauvres.

Comment ce projet vous a-t-il affecté au niveau personnel ?

Le projet m’a permis de faire quelque chose de bien. Sur le plan personnel, j’ai toujours regretté de ne pas avoir obtenu un master en travail social ; je suis titulaire d’un MBA à la place. Maintenant, je peux me servir de mes études et de mon expérience en matière de travail social. Saukhyam est une entreprise à but non lucratif et tous les revenus de la vente des serviettes sont réinvestis pour le développement des villages mêmes où elles sont fabriquées.

Quel est votre souvenir le plus mémorable ?

Un jour, Amma m’a dit : « Je t’ai envoyé dans les villages pour faire du bénévolat. Je ne t’ai pas demandé de faire du business ! »

Je n’ai rien répondu, mais je me suis dit mentalement : « Oui Amma, c’est exactement ce que moi aussi, j’essaie de dire. »

Quelques semaines plus tard, un ami moine m’a aidée à comprendre. C’est parce que ce sentiment pesait lourd dans mon cœur qu’Amma l’avait dit tout haut. Mais Saukhyam était le bénévolat parfait pour moi, et je devais veiller à faire de mon mieux.

Cela m’a pris encore un peu de temps pour le comprendre vraiment et l’accepter. Quand j’ai constaté à quel point les serviettes changeaient la vie des utilisatrices et ce que représentait cette source de revenu pour les femmes des villages qui travaillaient à leur production, j’ai compris que j’étais à leur service, au service de leur famille et de leur communauté. C’était bien plus que juste n’importe quel business.

-Quelle évolution avez-vous observé au niveau mondial, au fil des ans ?

Nous vendons Saukyam à l’étranger aussi. Les commandes viennent en majeure partie des centres Amma ou des groupes de pratiques d’Amma à l’étranger. Nous nous mettons à nous renseigner pour nous inscrire sur des plateformes de commerce en ligne.

Nous constatons avec plaisir le nombre grandissant de marques de serviettes réutilisables depuis les trois, quatre dernières années. Nous sommes toujours les seuls au monde, autant que nous sachions, à utiliser la fibre de bananier comme absorbant. Toutes les marques de serviettes réutilisables sont bonnes et nous sommes heureux que ce grand nombre de nouvelles marques indique que la demande s’accroît à travers le monde.

Quelles sont les prochaines étapes, que réserve l’avenir pour Saukhyam ?

Nous en sommes au tout début de notre parcours. Quand Saukhyam sera devenu largement accessible dans les régions rurales reculées de l’Inde, il sera alors temps, et pas avant, de considérer que notre aventure a franchi une étape décisive.

Depuis deux ans, Amma nous a demandé de nous concentrer sur la vente en ligne. Avant la pandémie, nous vendions beaucoup en direct (et seulement environ 15% en ligne), mais nous avons maintenant lancé une application qui va soutenir les détaillants en milieu rural. Nous avons des vidéos de sensibilisation en sept langues utilisées en Inde : hindi, anglais, malayalam, telugu, gujarati et dogri, pour venir en aide aux détaillants locaux.

Dans les deux mois qui viennent, nous ferons le test de l’application avec les vendeurs. Nous souhaitons que dans le futur, l’application soutienne les vendeurs locaux pour que les serviettes Saukhyam soient largement accessibles. Il reste encore probablement beaucoup de travail à accomplir pour que cela arrive.

Amma souhaite que les serviettes disponibles en zone rurale soient d’aussi bonne qualité que celles destinées à l’exportation, mais à un prix très abordable.

Cela rendra ce produit fiable d’hygiène menstruelle accessible aux femmes et filles du monde entier, sans peser inutilement sur notre Terre. Nous pourrons ainsi contribuer à la concrétisation de la vision de notre Amma en matière de santé, d’éducation et d’hygiène féminine.

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