Mathilde Vermer, écrivain, est partie dans des villages où Amma a lancé un fabuleux projet, nommé « Amrita SeRVe » (eau / électricité / éducation / environnement / soins médicaux / women empowerment).
« L’idée est de donner aux paysans les moyens de vivre dignement, en évitant ainsi qu’ils fuient en ville, pour s’entasser dans des bidonvilles terribles. C’était très émouvant de rencontrer tous ces gens.
Une semaine après, j’entends encore son rire dans mes oreilles. C’était la seule réponse à me donner, je crois. Rire. Rire d’étonnement devant la futilité de ma question. J’avais passé toute la matinée à me balader dans le village, on m’avait montré les installations électriques, les ruches, les cinq maisons construites pour des familles sans toit. J’avais fait un tour dans les plantations de cardamome où les femmes s’activaient à la cueillette, et puis, après tout cela, alors que le soleil tapait fort, on était rentré dans la maison de Radhakrishnan. Aujourd’hui, exceptionnellement, il n’était pas parti conduire son rickshaw. Parfait de commencer avec lui, m’avait dit Rajani. Il a été moteur dans le projet, il va pouvoir te raconter. J’avais pris la chaise qu’on m’avait tendu et j’avais ouvert à la va-vite le carnet où j’avais griffonné des notes. Qu’est-ce que ça change au quotidien d’avoir l’électricité à la maison, des toilettes reliées à un système d’évacuation, et des robinets partout pour accéder à une eau propre ? Un rire sans aucune méchanceté pourtant. Un rire pour dire les mots qui manquent. Car, évidemment, ça change tout, ce « confort moderne ». Je le sais très bien, moi qui viens d’un pays où on n’imagine pas une minute vivre sans. En fait, rejoindre la « normalité » permet de se concentrer sur autre chose que la survie, l’éducation des enfants par exemple. Pour lui, c’est essentiel cela, que ses petits puissent étudier.
D’ailleurs, plus tard ce jour-là, je rencontre tous les enfants du village. Je me retrouve devant eux, dévisagée par leurs regards espiègles, à l’école où ils reçoivent des cours du soir (de façon à ce qu’ils puissent mieux suivre leur cursus scolaire) et Rajani, qui assure la traduction, me dit : raconte-leur d’où tu viens. Alors moi, ni une ni deux, sur le tableau noir usé, je prends la craie et je trace un triangle, pointe vers le bas. Je me retourne, amusée, et je lance : c’est quoi ça ? Les petits, d’une seule voix, hurlent « V »… Paf, voilà pour mes talents de dessinatrice. J’avais maladroitement tenté de schématiser l’Inde, eux repèrent une lettre de l’alphabet… Alors je refais un peu mieux mon triangle et j’ajoute, avec des traits tout aussi maladroits, la péninsule arabique, l’Afrique, l’Europe. Je fais une croix au niveau de Paris puis des tas de petits points pour symboliser le trajet en avion jusqu’au Kerala. Ils ont l’air passionnés par mes explications. Un môme m’interroge : un avion, c’est comme une jeep ? Hochement de tête : oui, sauf qu’on met plus de gens.
Deux jours après, je suis dans une petite ville à une cinquantaine de kilomètres de là et j’écoute cette jeune femme qui parle vite, vite, vite. Elle a planté ses yeux dans les miens et elle voudrait tout me raconter, bien consciente que bientôt je serai repartie. Elle dit qu’elle était femme au foyer, qu’elle n’avait pas confiance en elle, et puis son mari a eu un souci de santé, et puis Rajiv, le directeur du centre de formation, est venu pour lui parler du métier et des étapes de l’apprentissage. Rajani l’arrête. Pas trop d’un coup, il faut qu’elle puisse me traduire depuis le Malayalam. Elle patiente puis reprend. Elle a entamé la formation, avec Rajiv pour stimuler sa motivation, et puis son mari qui lui a apporté son total soutien pour qu’elle apprenne, pour qu’elle développe une profession. C’était dur, plusieurs mois, beaucoup de choses à retenir, et dans sa belle-famille les critiques se multipliaient : quoi, elle allait lancer son business ? Elle n’avait pas mieux à faire ? Elle a tenu le coup. Hors de question de renoncer ou de prendre les choses à la légère. Un beau jour, elle a obtenu son certificat, puis elle a travaillé quelques mois dans un autre salon, histoire d’être vraiment à l’aise, histoire de rassembler les sous pour démarrer le sien. Depuis 4 ans, maintenant, elle a ouvert son salon de beauté. Elle fait des soins du visage, l’épilation des sourcils et des colorations de cheveux. Elle a une belle clientèle, un chiffre d’affaires qui augmente et qui lui permet d’embaucher, à la saison des épousailles, d’autres esthéticiennes pour maquiller et pomponner les femmes. Il n’y a plus moyen de retenir le flot de ses mots. Elle nous montre des photos de jeunes mariées, elle évoque ses enfants, elle dit sa reconnaissance, elle dit ses projets d’agrandissement, et c’est beau de l’entendre, de la voir, une femme débout, victorieuse et vivante.
Enfin, il a fallu reprendre la voiture, sortir de ce coin du Kerala où tout est si vert, où les plantes ont des dimensions infinies, repartir du côté des villes, Kochi, Trissur, monter vers le Nord, voir le paysage changer, avec l’apparition de rizières et de champs bien plantés. Rouler, rouler, et puis finir par arriver dans un autre village qui lui aussi fait partie du programme AmritaServe. Le coordinateur me décrit dans quel état était le village il y a un an, avec une agriculture qui n’arrivait plus à nourrir les familles, avec les conséquences engendrées par le désœuvrement, l’alcool, les conflits, la violence. Il a beaucoup discuté avec les villageois, il leur a proposé de cultiver du riz bio, et il a su les convaincre, les rassembler… Si bien qu’ils se sont donnés les moyens de tenter l’expérience : ils ont réuni des sous pour faire les achats nécessaires, ouvrir un compte bancaire collectif, apprendre les étapes de la culture biologique, épaulés par les étudiants de l’université locale. Très surpris, ils ont vu surgir une récolte bien supérieure à leur espérance, qu’ils ont été capables de vendre à un très bon prix. Dans les yeux des hommes, il y a désormais de la fierté, et parfois une étincelle de joie.
Quant aux femmes, elles ont appris à faire du savon et des boucles d’oreilles. Elles m’attendent dans une maison fraîchement repeinte où elles stockent leur production, avant de la vendre sur le campus, à travers des étudiantes qui ont décidé de les soutenir. Je m’assois par terre, comme elles, et soudain devant moi, j’ai plusieurs boîtes avec des boucles de toutes les couleurs. Je farfouille dedans avec gaité, choisit quatre modèles, de jolis cadeaux pour mes amies. Elles semblent heureuses de mes trouvailles. L’une d’elle me dit d’en prendre une paire de plus, pour moi. Elle dit : nous te l’offrons. Je proteste, je veux bien en prendre une autre, mais je veux la payer, elles ont besoin de cet argent. Ma protestation fait naître un brouhaha, elles insistent et ajoutent : choisis la couleur qui te plaît le plus. Alors touchée par l’incroyable générosité de ces femmes qui ont des vies si dures, je replonge mon nez dans les boîtes. Après cela, satisfaites, elles comme moi, on entamera la conversation : d’abord, elles m’interrogeront, curieuse d’en savoir plus sur moi, mon mari, ma famille, puis, à mon tour, je leur demanderai de me faire part de leur expérience et de leur vie.
Quand je suis remontée dans la voiture, après avoir serré leurs mains dans les miennes, après avoir tenté par ce geste de dire merci, et aussi j’admire votre courage, et encore je vous souhaite tout le meilleur, j’avais les jambes qui tremblaient un peu. Parce que ce n’est pas tous les jours qu’on voit des projets qui fonctionnent, pas tous les jours qu’on rencontre des gens que l’on sort de la grande misère, pas tous les jours qu’on peut être l’écho de bonnes nouvelles. A ce moment-là, j’ai pensé à Amma, sage indienne et fondatrice de l’ONG qui met en place ce projet, parmi d’autres. Amma vient elle-même d’une famille extrêmement modeste. Je me dis que c’est pour cela qu’elle comprend si bien les besoins de villageois en difficulté. Je me dis que c’est extraordinaire son parcours, ce parcours qui lui permet de concevoir et d’impulser tant de changements positifs. Je souris en me rappelant sa façon de parler de la compassion, de comment insuffler de la compassion dans l’action. C’est concret et beau cette vision, et dans notre époque chahutée, finalement, c’est audacieux, pareille pensée. Et tandis que la véhicule file à travers la campagne, je me laisse bercer par le mouvement, heureuse du périple accompli, heureuse d’avoir été témoin de comment le monde peut aussi changer, vers le mieux, vers le fraternel. »
Pour en savoir plus : www.amritaserve.org