Interview du 24 octobre 2023 parue ici
» Sri Mata Amritanandamayi Devi est une leader spirituelle et humanitaire, également connue sous le nom d’Amma, « Mère ». Amma, qui s’est déjà exprimée aux Nations unies, a reçu plusieurs prix en reconnaissance de son impact humanitaire et spirituel. Elle est la fondatrice d’Embracing the World, un réseau mondial d’actions humanitaires qui œuvre dans les domaines tels que l’aide alimentaire, le logement, l’accès aux soins, l’éducation et l’écologie.
Au cours de son existence, elle a étreint plus de 40 millions de personnes à travers le monde, une prouesse qui lui a valu le surnom «la sainte qui étreint ».
Le 3 octobre 2023, à l’occasion des célébrations de son 70ème anniversaire en Inde, le Boston Global Forum (BGF) lui a décerné le prix du Leader Mondial pour la Paix et la Sécurité, en reconnaissance de ses efforts infatigables pour promouvoir l’amour, la compassion et la solidarité au niveau international.
Le monde expérimente des conflits, économiques, politiques, militaires, ethniques et religieux. À votre avis, comment pouvons-nous résoudre ou limiter les conflits et la violence?
Au cours de l’histoire et même pendant la période préhistorique, la guerre, les conflits et la violence ont prédominé. Mêmes les textes sacrés de plusieurs religions évoquent des guerres et des conflits pendant les temps anciens.
La vie et l’existence dans le monde sont caractérisées par des conflits visibles. C’est pourquoi nous devrions nous focaliser sur la recherche de moyens pour atteindre une paix relative. Ceci implique de faire des efforts pour augmenter la paix et diminuer les conflits. Les conflits sont inévitables tant que nous nous identifions à notre corps et à notre mental, tant que nous avons des attachements et des désirs.
Si nous observons ce qui s’est passé au cours de l’histoire, nous constatons que tous les conflits viennent de conflits chez l’individu. Et quelle est la véritable source de ces conflits internes ? C’est l’ignorance de notre véritable nature, de cette unique source de puissance vivante en nous, dont nous faisons tous partie. C’est ainsi que la solution spirituelle contre la guerre et la violence est d’éveiller cette conscience d’un principe unique qui relie tous les êtres vivants entre eux, développant ainsi des qualités telles que l’amour, la compassion, l’humilité, etc.
La paix n’est pas seulement l’absence de guerre et de conflit ; cela va bien au-delà de ça. La paix doit être encouragée chez l’individu, dans la famille et dans la société. Mettre simplement toutes les armes nucléaires du monde au musée ne suffira pas à apporter la paix dans le monde. Avant toute chose, ce sont les armes nucléaires du mental qui doivent être éliminées.
L’amour est le seul remède qui peut guérir les blessures du monde. Comme le corps a besoin de nourriture pour grandir, l’âme a besoin d’amour pour s’épanouir. Là où il y a l’amour, il ne peut y avoir de conflit d’aucune sorte : seule la paix règne.
Les guerres et les conflits, toute la souffrance et l’absence de paix dans le monde actuel disparaîtront certainement en grande partie si les hommes et les femmes commencent à coopérer et à se soutenir mutuellement. Tant que l’harmonie entre le masculin et le féminin, entre les hommes et les femmes ne sera pas rétablie, la paix restera un rêve lointain.
Malheureusement, dans le monde d’aujourd’hui, c’est le langage de l’intellect qui domine, et non le langage du cœur. L’égoïsme et les yeux de la convoitise – et non de l’amour – dominent le monde. Des personnes étroites d’esprit influencent ceux dont le mental est plus faible et les utilisent pour remplir leurs objectifs égoïstes. Le concept même de l’amour a été détourné. Voilà pourquoi le monde est plein de conflits, de violence et de guerre.
Le monde est dans un tel état de dégénérescence que les gens ne savent même plus ce que sont la paix et l’harmonie véritables. L’altruisme doit se développer à la place de l’égoïsme. Les gens devraient arrêter de marchander ensemble sous prétexte de relations. L’amour ne devrait pas être une chaîne qui entrave ; il devrait être le souffle de la vie même. Tel est le souhait d’Amma.
Une fois que nous aurons développé l’attitude qui consiste à penser : « Je suis l’amour, l’incarnation de l’amour », alors nous n’aurons plus à nous mettre en quête de la paix, car la paix viendra à notre rencontre. Dans cet état d’esprit expansif, tous les conflits se dissolvent, comme la brume se dissipe au lever du soleil.
À l’heure actuelle, les gens ne ressentent pas la paix en eux à cause des conflits présents dans leur mental. Afin d’éviter de tel conflits, nous devrions acquérir la connaissance du mental, la connaissance spirituelle. Les personnes qui reçoivent un apprentissage spirituel ont moins de tendances conflictuelles en elles et connaissent une plus grande paix intérieure. Elles ressentent moins d’avidité et ont moins d’illusions.
À l’heure actuelle, les gens savent comment climatiser leur environnement externe, mais ils ne savent pas comment « climatiser » leur mental. Il leur est impossible de dormir, même dans des pièces climatisées. Ils ont besoin de pilules, d’alcool ou de drogues pour les aider à oublier leurs problèmes. Lorsque vous possédez la connaissance et la sagesse spirituelle, vous n’avez besoin de rien de tout cela. Votre mental sera toujours en paix, que vous soyez dans une hutte ou dans un palais, grâce à cette sagesse qui est celle de la compréhension des mécanismes du mental.
Comprenez que la paix et le bonheur font tout autant partie du mental humain que la violence. Si on le souhaite vraiment, il est possible de trouver la paix aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur. Ce sont les conflits présents dans le mental qui se manifestent par la violence et la guerre. Quand les individus se transformeront, la société se transformera automatiquement. Dans le mental existent la haine et l’esprit de vengeance, de même que la paix et l’amour.
On ne peut pas combattre les ennemis qui aujourd’hui nous attaquent de l’intérieur et de l’extérieur simplement en augmentant la puissance de nos armes. Nous ne pouvons plus nous permettre de retarder la redécouverte et le renforcement de notre arme la plus puissante, la spiritualité, qui est inhérente à chacun de nous.
Selon des études conduites par l’université de Harvard depuis 1938, le bonheur des personnes croît en proportion de leur revenu annuel jusqu’à ce que ce dernier atteigne 70 000 €. Au-delà de ce seuil, l’argent ne semble plus avoir d’impact significatif sur le bonheur personnel. Le groupe de pays possédant l’index de bonheur le plus élevé sont les pays nordiques, alors que d’autres pays, comme Singapour ou l’Arabie Saoudite ont de hauts revenus, mais pas le niveau de bonheur correspondant. Comment conçoit-on la relation entre le bonheur et l’argent ? Qu’est-ce qui définit un pays heureux, un peuple heureux, un individu heureux ?
En effet, il n’y a pas de relation clairement établie entre l’argent et le bonheur. En revanche, là où il y a de l’altruisme, il y a du bonheur. Celui qui aide les autres en retire un bénéfice physique et mental. Mais si nous menons une vie égoïste, nous souffrirons d’un sentiment d’insatisfaction, de stress et de tensions, de solitude, de culpabilité et d’un manque de confiance. Les personnes véritablement intelligentes, dotées du pouvoir du discernement, ne miseront pas sur la richesse matérielle pour connaître le bonheur.
La spiritualité est une richesse intérieure qui nous rend pleinement satisfaits. Même si nous manquons de possessions matérielles, nous nous sentirons comblés. Une fois que nous posséderons cette richesse intérieure, nous ferons l’expérience d’un sentiment de complétude. Même sans richesses extérieures, nous nous sentirons riches et comblés intérieurement. Ces personnes auront toujours le sourire, même face aux difficultés. Le chagrin ne peut les faire pleurer et elles n’ont pas besoin de bonheur extérieur pour se réjouir. Leur bonheur ne dépend pas d’objets ou de conditions extérieurs, ni d’un environnement favorable.
Nous devrions toujours nous rappeler que les gens sont tous pareils – ceux dans les hautes sphères de la société comme ceux qui sont tout en bas. Cependant la survie même de ceux qui sont extrêmement pauvres dépend de l’amour et de la compassion des autres. Une personne riche a généralement beaucoup de soutien de la part des autres, mais une personne très pauvre est méprisée par presque tout le monde, à l’exception des quelques personnes qui ont bon cœur.
Il est possible de s’enrichir et de mener une vie de famille, mais cette vie devrait être basée sur la compréhension des principes spirituels. Vivre en famille et acquérir des richesses sans comprendre les principes spirituels, c’est comme collectionner des peignes pour un chauve !
Il y a un paradoxe : alors que la société se développe et que la richesse matérielle se répand, les gens semblent devenir de plus en plus fragiles psychologiquement. Il apparaît que de plus en plus de personnes se sentent plus tristes et anxieux. Comment trouver le bonheur dans un monde rempli de tensions, de catastrophes naturelles à grande échelle, d’épidémies, de crises économiques et de pauvreté ?
Servir ceux qui sont dans le besoin, physiquement, mentalement ou matériellement, est une expérience très puissante. Cela aide à mettre notre propre situation en perspective et nous permet d’être plus objectifs en transformant notre mécontentement en satisfaction.
Après la triple catastrophe qui a frappé le Japon en 2011, nos bénévoles se sont immédiatement rendus sur les lieux pour venir en aide aux survivants. Dans la ville où ils se sont rendus, plus de 80 % des maisons des survivants avaient été détruites ou sévèrement endommagées. Des équipes de 10 à 20 bénévoles se rassemblaient chaque semaine, faisant parfois plus de 1 200 km, pour leur apporter toute l’aide en leur pouvoir.
Une femme a partagé son expérience : « Le premier jour, nous sommes allés aider un couple de personnes âgées à nettoyer ce qui n’avait pas été emporté par le tsunami. Même des vêtements qui en temps normal auraient été jetés constituaient à présent de précieuses possessions pour les réfugiés qui n’avaient rien d’autre pour se protéger du froid mordant. Au début, je pensais : « Comment allons-nous laver le linge alors qu’il n’y a ni électricité ni machine à laver ? » Puis je me suis rappelé comment les gens lavent leur linge en Inde, dans les rivières ou les ruisseaux. Alors j’ai fait comme eux, comme Amma faisait quand elle lavait à la main les vêtements des personnes âgées qui n’avaient personne pour s’occuper d’elles. »
Une autre bénévole a raconté son expérience : « J’ai aidé une femme âgée d’environ 70 ans à se laver. J’avais mal au dos à cause de tout le travail de la veille, mais j’ai pensé : ‘N’y-a-t-il pas plus de 700 millions de personnes dans le monde qui vivent sans électricité, ne comptant que sur leur seule force physique ? Je peux bien ressentir pendant quelques jours la souffrance qui est la leur au quotidien.’ Quand il fut temps pour moi de partir, cette femme et moi avons pleuré ensemble et, dans mon cœur, j’ai remercié Amma de m’avoir permis de vivre cette expérience de service désintéressé qui a transformé ma vie. »
Si nous pensons de manière positive, il devient possible de voir dans des catastrophes telles que celle-ci une occasion de réveiller l’amour qui sommeille en nous. Il n’est pas possible de rester de marbre quand de telles situations d’urgence surgissent. Nous avons déjà de la compassion dans notre cœur, mais nous entrons rarement en contact avec elle. Il est possible que nous ayons de l’amour pour nos amis et nos proches, mais que nous ne ressentions jamais ce flot d’amour et de compassion envers une personne qui nous est totalement étrangère. Paradoxalement, cet amour inconditionnel est, en réalité, notre véritable nature.
Chaque jour, nous rencontrons celui qui à l’intérieur de nous est en colère, mécontent ou jaloux, mais à quelle fréquence entrons-nous en contact avec celui qui verse des larmes de compassion pour les autres ? Touchés par la souffrance d’autrui, de nombreuses personnes rencontrent enfin cette part d’eux-mêmes qui est remplie de compassion et ce après de très longues années, parfois même pour la première fois de leur vie.
Nous ne pourrons pas tous nous rendre sur les lieux d’une catastrophe pour y apporter du secours, mais est-ce vraiment nécessaire ? N’y a-t-il pas déjà de nombreuses victimes de catastrophes autour de nous ? La seule différence, c’est que la cause de leurs catastrophes n’est pas extérieure comme un tremblement de terre ou un tsunami. Par exemple, la colère est une catastrophe. Personne ne se mettrait volontairement dans un tel état. Cela pollue et empoisonne tout le monde et tout ce qu’il y a autour. La colère et les autres états d’esprits négatifs sont des catastrophes. Ainsi, si notre négativité intérieure est une véritable catastrophe, alors il y a tout le temps plein de victimes autour de nous. Nous pouvons donc commencer à ressentir de la compassion et à les servir de façon désintéressée.
En 2001, un tremblement de terre a dévasté l’ouest du Gujarat. 20 000 personnes sont mortes et la plupart des survivants ont perdu leur maison. En soutien, notre organisation a adopté trois villages dans la région reculée du Bhuj. Lorsque nous sommes arrivés, les personnes ont eu peur que nous cherchions à influencer leur culture, leur religion et leur mode de vie. Nous leur avons patiemment expliqué que nous allions reconstruire leurs villages exactement selon leurs souhaits. À la fin nous avons construit 1 200 maisons pour les victimes, ainsi que des temples, des mosquées, des églises et autres lieux de prières.
Trois ans après, en 2004, lors du tsunami qui a frappé le sud-est asiatique, les environs du lieu où se situe le siège de notre organisation au bord de la mer d’Arabie ont été inondés. Dès que les habitants du Bhuj en ont eu vent, ils ont mis de côté leurs différences culturelles et religieuses et se sont précipités pour nous aider à venir au secours des victimes. Lorsque des journalistes leur ont demandé pourquoi ils avaient fait le long voyage depuis le nord jusqu’au sud de l’Inde, ils ont répondu : « Lorsque nous avons été confrontés à des pertes et de la souffrance, les gens de l’organisation d’Amma n’ont pas cherché à modifier notre culture, notre religion ni notre mode de vie. Avec compassion, ils nous ont donné ce que nous leur avons demandé. Nous leur en serons éternellement reconnaissants. »
Si on les compare aux habitants du Kerala, ces personnes ont des traditions, des habitudes alimentaires et des modes de vie complètement différents. Le fait que notre organisation ait respecté et honoré leurs traditions les a inspirés à s’investir en retour pleinement dans la société d’une façon similaire. Depuis lors, dès qu’une catastrophe naturelle se produit quelque part en Inde, ces villageois du Bhuj arrivent sur place pour aider nos bénévoles.
Ainsi, même en cas de conflits, de catastrophes naturelles, d’épidémies et de pauvreté, il nous est possible de ressentir la joie d’aider ceux qui souffrent.
Lorsque nous faisons face à des difficultés dans la vie, nous ne devrions pas nous décourager en pensant : « Je n’y arriverai pas ». Même lorsque nous nous sentons impuissants, nous ne devons pas abandonner. Il faut continuer à aller de l’avant. Le fait de faire des efforts nous aidera à devenir complètement autonomes.
En 2019, le Président D. Trump a choisi le Vietnam pour accueillir le second sommet entre les États-Unis et la Corée du Nord. Récemment, le Président J. Biden est venu ici pour signer un accord de partenariat stratégique renforcé avec le Vietnam. Autrefois nation ravagée par des guerres douloureuses, le Vietnam a contribué de façon significative aux efforts pour la paix dans le monde. Comment voyez-vous l’image et la position du Vietnam sur la scène internationale ?
La nation vietnamienne a connu les épreuves de la guerre au siècle précédent. D’autres pays ont été ravagés par la guerre et se sont ensuite relevés, comme l’Allemagne, le Japon, la Corée du Sud, et plus récemment, la Croatie.
Amma, cependant, voit le monde entier comme une fleur. Chaque pétale représente une nation. Si un pétale est infesté de parasites, cela affecte également les autres pétales, et la beauté de la fleur entière en sera compromise. Reconnaissant cette vérité, les nations du monde entier devraient s’unir pour établir les fondations d’un nouvel âge d’or de coopération et de coexistence. Des qualités telles que l’amour, la fraternité et la générosité ne valent pas seulement pour les individus. Elles devraient devenir la marque de fabrique de toute nation, et l’âme de la société. Les nations ont besoin de leaders qui soient à la fois sages, remplis de compassion et de bon sens, et dont les actions soient enracinées dans l’altruisme ; c’est exactement ce dont le monde a besoin aujourd’hui.
La diversité est la nature de la création de Dieu. L’univers est bien trop complexe pour être expliqué par une seule religion ou philosophie. À l’image d’une brassée de fleurs de couleurs et de parfums différents qui peuvent être tressées en une magnifique guirlande, l’amour est le seul fil qui permette de mélanger toute la complexité et la diversité du monde afin de créer une somptueuse guirlande d’unité et de coexistence pacifique.